Le chant de la grive

Assise sur les marches de son perron, ses longs cheveux détachés flottant autour d'elle dans la légère brise de fin d'après-midi, Ignis était pensive. Elle avait passé la journée à nettoyer sa maisonnette de fond en comble, s'afférant à faire disparaître le moindre grain de poussière, à trouver une nouvelle place pour chaque objet, et à laver et plier soigneusement ses linges. Quelques draps encore humides se balançaient sur les lignes de corde tendue au fond de son jardin. Fatiguée de son grand rangement de printemps, Ignis s'était alors assise là, profitant de la vue magnifique de son quartier duquel on apercevait les grilles des Jardins qu'elle affectionnait tant. Le doux souffle du vent dans les branches du saule et l'air chargé de parfums floraux donnaient une sensation de calme fantastique, presque irréel. Bien qu'elle ait eu quelques plantes, oiseaux et autres écureuils pour lui tenir compagnie ces derniers temps, cela lui paraissait une éternité qu'elle n'avait pas adressé la parole à une créature capable de lui répondre. Un beau jour elle s'était enfermée dans sa maison pour une raison inconnue de tous et n'en était plus ressortie.

Ignis baissa le regard sur ses pieds nus, posés sur la marche de pierre encore tiède des rayons de l'après-midi. Il faisait bon en ce début de printemps. Ses pensées la portèrent sur les visages de ses amis, puis sur des compagnons de passage rencontrés au détour d'une des rues blanches de la ville. Tous les gens qu'elle avait connus à Sinastra, qu'étaient-ils devenus depuis tout ce temps ? Certains devaient être partis. Ou alors auraient perdu la vie dans une énième quête. Elle tritura nerveusement une de ses longues mèches noires. Elle n'avait reçu aucun courrier, aucune visite depuis tout ce temps. Ce n'était pas faute d'avoir laissé le portillon déverrouillé : sa maison et elle n'étaient jamais fermées aux visiteurs bien intentionnés. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ? Elle n'en avait surtout pas donné à qui que ce soit non plus. En fait, Ignis avait fui. Elle ne savait trop quoi, elle ne savait trop qui, mais elle avait fui. Cette Cité qui lui avait été si chère et qui l'avait accueillie à bras ouverts au moment où elle en avait eu le plus besoin lui était devenue étrangère. Seule sa maisonnette, aussi modeste soit-elle, restait son repère et lui avait offert le refuge qu'elle recherchait pendant de longs mois qui s'étaient sans doute transformés en années.

Et là, assise sur ses marches, Ignis ne savait toujours pas si elle était prête à sortir, à voir des gens, à parler. Faudrait-il qu'elle recommence à s'ouvrir tout comme elle l'avait fait en arrivant seule et démunie dans la Cité ? Elle était sûre d'une chose cependant, la solitude était trop grande, trop longue, trop vaste pour elle à présent. Alors oui, elle serait prête à revoir ces gens. Elle se leva vivement, puis chancela. La tête lui tournait d'être restée assise si longtemps. Mais la petite fée était décidée à refaire surface dans ce monde qui était et resterait le sien. Elle descendit la dernière marche et franchit le portillon. Ce n'était pas en restant cloîtrée chez elle qu'elle pourrait rompre sa solitude.

***

Ignis s'était rendue dans les Montagnes, enfin, plus exactement à leur pied. Elle avait longtemps parcouru la forêt, et bien qu'elle l’adore, elle avait décidé aujourd'hui de goûter au vent froid qui soufflait sur la vallée. Elle prenait grand plaisir à admirer les majestueux sommets qui semblaient protéger la Cité de n'importe quel danger, renforçant cet esprit libre de petit paradis sur terre. La fée foulait le sol sableux, marchant, comme à son habitude, de ses pas légers qui marquaient le rythme de sa chanson intérieure. Ses immenses cheveux noirs battaient son dos et coupaient les reflets de ses ailes comme les ailes d'un corbeau dans la brume, et ses prunelles lavande se perdaient sur l'horizon. Elle était attentive à ce qui l'entourait, ce paysage qu'elle avait connu. Bien peu par rapport à la forêt, certes, mais assez familier pour qu'elle s'y sente à son aise. Elle croyait même, après toutes ces années, apercevoir les traces de ses propres pas, accompagnés des personnes avec qui il lui avait été si cher de partager la route.

Le soleil dans son dos couchait doucement ses rayons et teintait de rose les sommets enneigés. Ignis sourit. De là d'où elle venait, le rose du soir était un bon présage, et il avait pour force de lui réchauffer le cœur et l'esprit. Les parfums muaient doucement, se chargeant de l'odeur humide de la végétation bordante. Les sons aussi changeaient. Un Chardonnay faisait doucement taire son sifflement et le bruissement du vent dans les feuilles s’intensifiait. Quelques grillons commençaient à pointer le bout de leurs élytres. La jeune fée réalisa que le soir tomberait plus vite qu’elle ne l’avait imaginé. Mais cette idée ne lui fit pas faire demi-tour pour autant. Elle s’était longtemps maudite de se retrouver dans les environs de la Cité en pleine nuit, pourtant c’était là qu’elle avait vécu ses souvenirs les plus profonds. Une Grive Litorne poussa une dernière fois son chant caractéristique et les bruits du jour firent définitivement place à ceux de la nuit. La lumière du jour vacillait sur le chemin où Ignis pouvait encore distinguer ses pas, mais le soleil, lui, avait disparu.

Soudain, une branche craqua dans la verdure assombrit et Ignis tourna la tête vivement, alerte. Elle ne discernait que des ombres entre les feuilles, et mis cette interruption sur le compte de son imagination. Elle reprit sa marche qu’elle n’avait même pas eu conscience de stopper mais le craquement recommença, amplifié. Elle s’arrêta et fit face à la végétation, les points sur les hanches. Quelle incongrue créature osait ainsi perturber le fil de ses pensées ? Une masse sombre se déplaça rapidement dans les feuilles avant de grimper à un tronc. Ignis sourit. Un raton-laveur de taille moyenne la regardait avec étonnement et frayeur. Alors, son sourire disparut, et ses prunelles prirent une teinte foncée. Avant même de l’entendre, elle l’avait sentie. Une présence, confirmée par un bruit de pas sourd, approchait. La marche résonnait dans son dos, s’amplifiant. Quelqu'un se rapprochait. Quelqu’un qui passerait de toute évidence juste à côté d’elle. Ignis n'était peut-être plus si sûre de vouloir briser sa carapace de solitude maintenant...

[hrp] Tes balises de gras ont dû sauter ... [/hrp]

Nathanaëlle se promenait sans but précis. Elle s'était levée de bonne heure, même s'il serait plus juste de dire qu'elle n'avait pas dormi de la nuit. Des pensées l'obsédaient, tournant et retournant dans son esprit. La semi-elfe était donc sorti de son lit, avait gagné la forêt pour son entraînement matinal puis le lac pour ses ablutions. Elle était ensuite rentrée chez elle, avait rempli sa besace de provisions pour la journée et agrafé une chaude cape à par-dessus sa tunique, et était partie.

Elle avait laissé ses pas la guider, sans destination quelconque, perdue dans ses pensées. Elle avait à peine levé la tête lorsque Milo, l'un des gardes des Portes, l'avait saluée. Elle avait répondu d'un air distrait et continué sa route.
Elle était à présent à l'extrême Est de la vallée, entre les Montagnes Vertes et les Montagnes du Nord. Entourée de ces sommets enneigés, foulant l'herbe verte, elle parvint presque à faire le vide dans son esprit. Presque.

La semi-elfe pénétrait dans l'un de ces rares bosquets qui habillaient la vallée. Contrairement à son habitude, elle ne faisait rien pour être discrète. À quoi cela aurait-il servi ? Il n'y avait ici aucun danger, ni aucun être vivant en général. C'était d'ailleurs sûrement pour cela que les pas de Nathanaëlle l'avaient guidée jusqu'ici. Nulle doute que la tranquillité des lieux et la solitude l'aideraient à réfléchir.

Au moment même où elle se faisait cette remarque, la guerrière perçut un bruit derrière elle, comme une course effrénée. Son instinct prit les commandes et elle se plaqua contre le tronc le plus proche, tous les sens à l'affut. Quelle ne fut pas sa surprise de voir arriver à toute vitesse ... un raton-laveur ! Il la dépassa sans sembler la remarquer et continua son chemin jusqu'à être hors de vue.

L'elfe poussa un soupir. Un instant, son esprit tourmenté lui avait fait entrevoir des menaces tirées de ses pires cauchemars. Elle se fit la promesse de dormir davantage la nuit prochaine, si toutefois elle le pouvait, et se remit en route l'esprit tranquille. Cette mésaventure était presque parvenue à lui ôter de l'esprit ce qui la tourmentait ! Presque, mais pas totalement. Sitôt le danger passé, les souvenirs revinrent embrumer l'esprit de la jeune fille. Elle se força à avancer plus vite, comme si l'effort physique pouvait accaparer ses sens et libérer sa tête ...

Il n'en fut rien. Son crâne devenait douloureux, fatigué sûrement de contenir tant de pensées contradictoires, et les sens de la semi-elfe semblaient s'être remis en sommeil. Elle ne faisait peu voire pas attention à ce qu'il se passait autour d'elle, et passa donc tout naturellement devant Ignis sans se rendre compte de sa présence.

[Hrp] Au temps pour moi, je les ai remises [/Hrp]

Et c’est tout naturellement que Nathanaëlle, l’Elfe aux cheveux d’argent, passa juste sous le nez d’Ignis sans même lui porter attention. Elle semblait pensive, tant par l’expression qu’affichait son visage que par son regard sombre perdu dans un autre monde. Mais ce qui perturbait surtout la fée, c’était qu’elle l’avait entendue arriver. Les pas lourds de Natha traduisaient de toute évidence son absence. Elle marchait relativement rapidement et semblait ne s’apercevoir de rien. Ignis, interloquée par cette attitude qu’elle ne reconnaissait pas chez la jeune Elfe, resta bouche bée et la suivit du regard alors qu’elle passait à quelques mètres d’elle.

La dernière fois qu’elle avait vu Nathanaëlle dans une attitude aussi sombre, ça n’avait pas vraiment réussi à la jeune guerrière. Ce jour-là, comme par le passé, l’Elfe semblait remuer des pensées négatives qui la perturbaient et que la Fée n’appréciait pas. Les émotions remontaient en elle comme un lierre enserrant la pierre et lui nouèrent la gorge. Elle n’aimait pas les sensations négatives peu importe de qui elles émanaient, mais c’était d’autant plus fort lorsqu’elle appréciait la personne. Natha restait à ses yeux une femme forte, bien qu’elle ait été témoin de moments de faiblesse. Mais aujourd’hui était un bon jour, Ignis le sentait, et elle se promettait que la soirée serait positive, pour elle comme pour Natha. Elle se rappela des moments passés auprès de son amie, des instants qu’elles avaient partagés et des rencontres qu’elles avaient faites.

Et puis elle secoua la tête comme pour se réveiller. Elle ne pouvait pas laisser ses souvenirs remonter, ni laisser passer cette chance de retrouver quelqu’un… quelqu’un capable de briser sa solitude. Il était vrai que ce n’était pas entre ces montagnes qu’Ignis rencontrerait le plus de Sinastriens, et il était certainement préférable qu’elle profite de cette apparition pour reprendre vie. Elle aurait voulu attraper le bras de Nathanaëlle et la tirer de ces sombres pensées mais celle-ci était déjà trop loin d’elle. Alors Ignis inspira un grand coup et emboita le pas à une Natha pensive, désormais à quelques mètres devant. Elle la héla de sa voix la plus claire et audible possible :

- Heey ! Nathanaëlle !!

Elle espérait que la jeune femme l’entendrait, et surtout ne lui en voudrait pas de la tirer ainsi de ses rêveries. Elle accourra vers elle en même temps qu’elle parla, bien trop heureuse de finalement retrouver quelqu’un. Et un quelqu’un qui ne serait ni agressif ni culpabilisant, enfin, elle l’espérait fortement !

- Heey ! Nathanaëlle !!

La semi-elfe sursauta si fort que le haut de son crâne effleura une branche basse. Elle était surprise d'entendre une voix l'appeler soudainement, et plus surprise encore que cette voix soit celle d'Ignis. Quant à la stupeur que provoquait en elle le fait de n'avoir pas entendu son amie approcher ... elle atteignait des sommets.

Nathanaëlle se tourna juste à temps pour voir la fée courir vers elle. Ne sachant que faire, encore stupéfaite par l'étrangeté de la situation, la guerrière ne réagit pas. Elle resta plantée là, les bras ballants, dans l'attitude la moins constructive qu'elle aie jamais adoptée. Une part d'elle-même s'étonnait de ce qu'il se passait et de son manque de réactivité, tandis que l'autre refusait de se manifester.

Il fallut à la jeune fille un gros effort pour se décider à bouger, et à faire avancer les choses. Elle prit son outre à sa ceinture, l'ouvrit d'un air absent et, levant son bras au-dessus de sa tête, laissa l'eau glacée percuter son visage. L'effet ne se fit pas attendre : elle trembla de tous ses membres puis s'étira et enfin se donna quelques coups sur les joues qui firent rougir son teint mais se révélèrent vivifiants.

Elle se tourna ensuite vers son amie, que cet étrange manège avait dû intriguer. En guise d'explications, elle lui offrit un sourire étrange, indéchiffrable. Elle s'apprêtait à prendre la parole quand, à sa propre surprise, quelque chose se rompit en elle. Elle se mit à pleurer toutes les larmes de son corps au milieu de ce bosquet isolé face à une amie de longue date qu'elle n'avait pas vue depuis des lustres. Rien de tout cela n'avait de sens.

D'un mouvement guidé par l'instinct plus que l'esprit, elle se réfugia dans les bras d'Ignis et la serra contre elle, sanglotant toujours.

- ... I ... Ignis ... Je ne sais pas quoi faire ... ça ne m'était ja ... jamais arrivé avant... je ne sais pas si je devrais ... j'ai peur ... et si c'était une ... une mauvaise idée ... ?

Elle bafouilla des bouts de phrases inintelligibles et dénués de sens pendant encore quelques minutes, avant de renoncer et de laisser ses larmes parler pour elle.